Philosophie en temps de « guerre » : où est l’ennemi ?

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17/04/2020 à 23:27

Philosophie en temps de « guerre » : où est l’ennemi ?

Dans le contexte d’une épidémie comme celle de COVID-19, la première réponse est politique et médicale. Un état d’urgence, des mesures de confinement, d’une part ; une mobilisation massive du corps médical, de l’autre. Mais entre politique et médecine, quelle est la place des philosophes, eux qui étaient, chez (depuis) Platon, les médecins de l’âme ? Réponse(s) avec Jérôme Lèbre, professeur de philosophie, auteur de Scandales et démocratie ; que faire de notre indignation ? et Eloge de l'immobilité (Desclée de Brouwer) Aujourd'hui : l'ennemi. Mais lequel ?

« Puis survient l’ennemi. On l’attendait, certes, mais on ne l’aura pas vu venir. Malgré toutes les formes de prévention et de protection que l’on aura développées pour préparer son arrivée, il sera resté imprévisible. L’ennemi entretient ainsi par définition un lien étroit avec l’invisible, dont nous parlions la dernière fois. Il faut se le rappeler, en temps de pandémie, alors que nous faisons ‘face’ officiellement à ce que notre président a nommé un ‘ennemi invisible’ : l’ennemi, pas plus qu’il ne peut totalement disparaître, n’apparaît jamais entièrement. Même quand il survient ou surgit, il n’entre pas pour autant dans le champ de la visibilité totale, laquelle, nous le disions la dernière fois, n’existe pas. C’est alors à se demander s’il faut vraiment entrer en guerre contre lui : si la lutte contre un ennemi invisible est vraiment ce que l’on pouvait attendre de la guerre ; s’il existe une vraie guerre, comme une vraie paix ; donc si nous sommes, aujourd’hui, ‘en guerre’ contre un virus.

L’ennemi vient des confins du temps comme de l’espace

Dans toutes les mythologies du monde, il précède non seulement l’homme, mais l’organisation du monde, laquelle implique déjà qu’un conflit entre forces antagonistes ait trouvé une forme bancale de résolution. Aux confins (du temps comme de l’espace) des dieux qui partagent pourtant la même chair ou viennent souvent du même dieu se combattent donc déjà jusqu’à la mort, cherchent à s’anéantir sans vraiment y parvenir, parce qu’ils ne sont pas mortels : l’inimitié ne peut donc vraiment disparaître, elle ne peut que s’établir, se stabiliser dans une paix qui n’en est pas vraiment une, et qui fait que le monde continue à se dérouler dans un espace accidenté, un temps imprévisible. L’épopée ne cesse de justifier les combats entre hommes en fonction de ce qui les précèdent, les combats entre dieux. Le théâtre fait accéder l’hostilité au stade de la visibilité, la rejouant sur scène, dans le confinement de familles héritant tout autant des anciennes luttes entre les dieux. Cette visibilité n’est pas pour autant totale : les combats épiques se déroulent bien plutôt en dehors de la scène, qui ne fait que les redéployer en paroles et en gestes d’élocution. C’est la même hostilité que l’on trouve dans les fables, lesquelles rappellent cependant que la justification d’un conflit a tendance à se résoudre dans le simple rapport de force : ‘Un loup, voyant un agneau qui buvait à une rivière, voulut alléguer un prétexte spécieux pour le dévorer…’. Esope ne se borne pas ici à présenter une allégorie qui ferait mieux comprendre les conflits humains en leur donnant une image animale ; il inscrit bien plutôt le conflit mythologique et épique dans le monde animal, et donne ainsi une autre origine au conflit : la concurrence entre les formes de vie. C’est cette très ancienne idée que reprendra Darwin, qui n’a inventé ni l’évolution des espèces, ni leur concurrence, mais a su expliquer l’une, admise un demi-siècle avant lui, en fonction de l’autre, évidente dès l’Antiquité.

Nous commençons alors à percevoir ce qu’il y a de ‘spécieux’ dans toute déclaration de guerre. D’un côté, une vraie guerre, ou même, selon l’appellation traditionnelle depuis saint Thomas une guerre ‘juste’ implique une déclaration d’hostilité, par laquelle l’ennemi prévient son ennemi qu’ils sont tous les deux devenus tels. Cette justice est bien devenue une règle du droit international. Elle s’impose aux pouvoirs souverains qui tout en étant sources de droit, ne sont vraiment des puissances légitimes que s’ils respectent le droit de la guerre. Celui-ci est d’abord Jus ad bellum, droit à la guerre : on ne peut l’enclencher que si on a la déclare en la justifiant, en prouvant que l’on subit un dommage durable et grave de la part d’un autre Etat, et que l’on a épuisé tous les moyens diplomatiques de se défendre. Puis vient le Jus in bello, le droit dans la guerre : on ne doit pas chercher à anéantir l’adversaire mais seulement à remporter la victoire, si bien que la guerre doit s’arrêter dès que l’ennemi déclare sa défaite. Mais d’un autre côté, le conflit a toujours préexisté à la guerre. Même dans le contexte d’une guerre juste, qui est une guerre défensive, il s’agit bien de prouver qu’on a déjà été attaqué et lésé par celui qui n’était pas encore son ennemi déclaré, si bien que le droit admet que le conflit s’est déjà développé hors du droit. La déclaration de la guerre ne commence donc rien, elle ne fait que bien que ‘déclarer’, donnant alors un statut de guerre au conflit injuste qui l’a toujours précédé.

C’est un point très important, surtout après un discours où le président de la République français a répété ‘Nous sommes en guerre’. C’était une vieille figure de rhétorique, une anaphore, qui consiste à reprendre régulièrement les mêmes mots au début d’un vers ou d’une strophe. L’anaphore a été utilisée à satiété dans les tragédies françaises de l’âge classique (Racine, Corneille) parce qu’elle structure fortement les longues tirades, et rend leur longueur indéfinie en la découpant en courts fragments ; elle est donc très utilisée dans les discours politiques ; elle permet à celui qui parle d’asséner son discours en coups répétés, sans pouvoir être interrompu : ‘Moi, Président de la République…’ a récité ainsi Hollande dans une parole de campagne qui a marqué artificiellement les esprits. ‘Nous sommes en guerre’, récite Macron, ce qui est une autre manière de dire ‘Maintenant c’est moi, le Président de la République’ …

La guerre dévoile l’essence du politique

Et pourquoi est-ce important ? Parce que déclarer la guerre à l’ennemi implique aussi de la déclarer à son peuple, c’est-à-dire de lui annoncer qu’il est maintenant un peuple en guerre, soudé contre un peuple ennemi. C’est l’une des prérogatives de la souveraineté, telle qu’elle a été théorisée au XVIe siècle par Bodin : le souverain est source de justice (ou de droit), il détient un pouvoir de vie ou de mort sur ses sujets, lui seul a donc le droit de mener la guerre en risquant la vie de ses sujets ; mais ce droit (Bodin se souvient bien sûr de saint Thomas) implique le devoir de déclarer la guerre. Il est à noter que cette théorie de la souveraineté est monarchique, qu’elle est parfaitement en place deux siècles avant qu’il soit question de rétablir sous une forme moderne l’idée grecque de démocratie, et de considérer que le souverain doit être l’émanation d’un vote populaire. Il n’y a rien de particulièrement démocratique dans le fait d’énoncer que ‘nous sommes en guerre’.

On peut même soutenir, et c’est précisément ce qu’a fait un célèbre juriste de l’Allemagne nazie, Carl Schmitt, que la souveraineté ne s’affirme vraiment et ne se révèle que dans la déclaration de guerre : quoiqu’il en soit du pouvoir qui semble dominant en tant de paix (ce peut être en apparence le Parlement) le vrai pouvoir se déclare tel dans sa capacité à identifier l’ennemi et à enclencher les hostilités contre lui. Autrement dit, le statut exceptionnel de la guerre dit le vrai sur la normalité du pouvoir, il dévoile l’essence du politique. La politique peut bien se dérouler en apparence d’une autre manière, le politique implique quant à lui nécessairement un chef d’Etat prêt à unifier la puissance d’un peuple, à interrompre le cours habituel du droit, et à mettre en jeu l’identité tout entière de l’Etat dans une confrontation avec l’ennemi qui se déroule à la fois dans le droit et hors du droit, dans le rapport de force. L’identification de l’ennemi est donc véritablement pour Schmitt ce qui fait que l’Etat est un Etat, même en temps de paix : l’ennemi lui-même, l’autre Etat, défini donc chaque Etat depuis ses confins, à sa limite, quitte à ce que cette limite même soit envahie par la guerre, que les frontières soient franchies, avant d’être réaffirmées ou reposées différemment par la déclaration de paix.

Mais cette longue justification de la guerre, de Saint-Thomas à Schmitt en passant par Bodin, ne fait finalement qu’insister sur le décalage entre son essence politique et la réalité souterraine de l’ensemble des conflits. Schmitt s’en était finalement rendu compte, après l’écroulement du nazisme : faisant retour sur la guerre d’Espagne, mais aussi sur les guerres de décolonisation dont celle d’Algérie, il a été obligé d’admettre que le conflit peut déborder le concept du politique et se dérouler sous forme de ‘guerres irrégulières’ qui ne confrontent pas une souveraineté à une autre, qui ne sont pas déclarées, mais qui sont menées par une partie active du peuple (les ‘partisans’) luttant contre leur ‘propre’ Etat. Schmitt en conclut que même l’Etat doit se transformer, et s’adapter à ces formes de guérillas. Schmitt est très énervant, il est même inassimilable dans sa manière de toujours prendre parti pour la souveraineté ; mais il est aussi extrêmement lucide dans sa manière de décrire cette dernière. Car finalement, nous voyons bien l’ensemble des Etats souverains, depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, qu’ils soient démocratiques ou non, mener en permanence et à chaque fois en même temps une double politique : celle-ci consiste à mener des conflits non-déclarés avec des ennemis souverains ou non, des guerres irrégulières ou de ‘basse intensité’, tout en déclarant qu’il s’agit d’une vraie guerre, si bien qu’ils la mènent avec toutes les prérogatives de la souveraineté, comme une guerre juste. Il a certes fallu des décennies pour que la France admette que les ‘troubles’ en Algérie étaient de l’ordre de la guerre. Mais qu’il s’agisse des ‘Guerres du Golfe’, de la ‘guerre contre le terrorisme’, ou de la ‘guerre en Syrie’, les Etats impliqués insistent bien en permanence sur le fait que ce sont des guerres, alors même qu’ils n’ont aucun ennemi déclaré, et donc aussi aucune des obligations liées au jus in bellum, à la manière de faire la guerre : épargner les populations civiles et les hôpitaux, respecter les droits des prisonniers, chercher à vaincre tout en se refusant à anéantir, sauvegarder le droit d’asile dans des pays tiers, viser la déclaration de paix, voilà autant d’obligations forgées au cours des siècles, rendues explicites et contractuelles dans le droit international, et totalement mises entre parenthèses dans les ‘guerres’ actuelles. Comme si la guerre, tout en se répétant, était vouée à devenir en permanence autre chose qu’une guerre, et surtout bien autre chose qu’une guerre juste.

Cela est très actuel, mais aussi très ancien. La guerre s’est toujours gagnée injustement ; même quand l’ennemi est désigné, déclaré, il va de soi qu’il n’est pas question pour les belligérants de déclarer à l’ennemi leur stratégie de combat : on déclare, bien plutôt, que l’on ne déclarera plus rien, que l’on quitte le langage de la diplomatie (qui est déjà lui-même bien loin d’être clair et explicite) pour se rendre aussi silencieux et imprévisible que possible. C’est bien pourquoi la guerre se prépare silencieusement et se mène bien avant de se mener, par les repérages cartographiques et le déploiement des services secrets. C’est ainsi que l’on pourra vraiment surgir des confins, survenir en territoire ennemi.

Nous parlons ici de tactiques vieilles comme le monde, et déjà parfaitement expliquées par le célèbre stratège chinois Sun Tzu dans son Art de la guerre (VIIIe siècle avant JC) : ‘Tantôt nous fabriquons des pattes d’animaux artificielles et nous les chaussons, tantôt nous adaptons à nos couvre-chefs des oiseaux factices et nous nous cachons tranquillement dans les buissons épais. Ensuite nous prêtons l’oreille aux sons lointains et nous clignons des yeux pour mieux voir.’ L’attaque réussie repose ainsi sur une préparation secrète, sur une dissimulation qui ne se gêne pas pour cacher l’armée dans le monde des non-humains (pattes d’animaux, têtes d’oiseaux, buissons épais). Elle implique une vitesse qui rend l’attaque non seulement imprévisible, mais quasiment invisible : ‘En campagne, soyez rapide comme le vent (…) Aussi insondable que les nuages, déplacez-vous comme la foudre.’. Ou encore : ‘Une attaque peut manquer d’ingéniosité, mais il faut absolument qu’elle soit menée avec la vitesse de l’éclair.’ Or l’éclair, c’est à la fois ce qui est le plus visible, le plus aveuglant et le plus rapide, donc ce qui frappe avant qu’on ait vraiment eu le temps de le voir. Même les efforts qui semblent déployés pour se rendre audible et visible ne sont jamais que des moyens de combler l’invisibilité de la guerre afin de voir autant que possible ses propres troupes : ‘Comme la voix humaine est inaudible pendant le combat, on utilise des tambours et des cloches. Comme les troupes ne peuvent se voir clairement pendant le combat, on utilise des drapeaux et des étendards.’ Ce n’est pas pour les ennemis qu’on agite des drapeaux, c’est pour soi, c’est pour se voir et se rassembler. C’est de même aujourd’hui pour soi qu’on déclare la guerre à tout bout de champ, à tous les confins, qu’on agite des drapeaux devant un peuple invisible, qu’on le rassemble. Et cela, même contre un ‘ennemi’ aux confins du vivant comme du visible, un ‘simple’ virus.

Il n’y a pas de guerre juste, et il est injuste de déclarer la guerre contre une épidémie

Le souverain et son ennemi, souverain ou non, rivalisent alors d’invisibilité comme de vitesse. Aucun ne peut se permettre la naïveté de l’agneau qui a pourtant eu le temps d’assimiler, dans le temps écoulé entre Esope et la Fontaine, toutes les règles du Jus ad bellum, et explique tranquillement au carnivore qu’il n’a commis envers lui aucun tort manifeste, grave et durable. Le souverain est un loup pour l’homme comme l’homme lui-même, et qu’il s’agisse de lutter contre des hommes, contre des loups ou d’autres formes du vivant. Il ‘survient’ écrit La Fontaine, et tous les discours juridiques retardent à peine le moment où il emportera sa proie au fond des bois, disparaissant aussi rapidement qu’il est arrivé. Le philosophe Jacques Derrida a développé dans son dernier séminaire, La Bête et le souverain, cette proximité de ce qui semble se situer à deux extrémités, l’homme au sommet du pouvoir (donc C’est ainsi que l’on pourra vraiment surgir des confins, survenir en territoire ennemi.

Nous parlons ici de tactiques vieilles comme le monde, et déjà parfaitement expliquées par le célèbre stratège chinois Sun Tzu dans son Art de la guerre (VIIIe siècle avant JC) : ‘Tantôt nous fabriquons des pattes d’animaux artificielles et nous les chaussons, tantôt nous adaptons à nos couvre-chefs des oiseaux factices et nous nous cachons tranquillement dans les buissons épais. Ensuite nous prêtons l’oreille aux sons lointains et nous clignons des yeux pour mieux voir.’ L’attaque réussie repose ainsi sur une préparation secrète, sur une dissimulation qui ne se gêne pas pour cacher l’armée dans le monde des non-humains (pattes d’animaux, têtes d’oiseaux, buissons épais). Elle implique une vitesse qui rend l’attaque non seulement imprévisible, mais quasiment invisible : ‘En campagne, soyez rapide comme le vent (…) Aussi insondable que les nuages, déplacez-vous comme la foudre.’. Ou encore : ‘Une attaque peut manquer d’ingéniosité, mais il faut absolument qu’elle soit menée avec la vitesse de l’éclair.’ Or l’éclair, c’est à la fois ce qui est le plus visible, le plus aveuglant et le plus rapide, donc ce qui frappe avant qu’on ait vraiment eu le temps de le voir. Même les efforts qui semblent déployés pour se rendre audible et visible ne sont jamais que des moyens de combler l’invisibilité de la guerre afin de voir autant que possible ses propres troupes : ‘Comme la voix humaine est inaudible pendant le combat, on utilise des tambours et des cloches. Comme les troupes ne peuvent se voir clairement pendant le combat, on utilise des drapeaux et des étendards.’ Ce n’est pas pour les ennemis qu’on agite des drapeaux, c’est pour soi, c’est pour se voir et se rassembler. C’est de même aujourd’hui pour soi qu’on déclare la guerre à tout bout de champ, à tous les confins, qu’on agite des drapeaux devant un peuple invisible, qu’on le rassemble. Et cela, même contre un ‘ennemi’ aux confins du vivant comme du visible, un ‘simple’ virus.

Il n’y a pas de guerre juste, et il est injuste de déclarer la guerre contre une épidémie

Le souverain et son ennemi, souverain ou non, rivalisent alors d’invisibilité comme de vitesse. Aucun ne peut se permettre la naïveté de l’agneau qui a pourtant eu le temps d’assimiler, dans le temps écoulé entre Esope et la Fontaine, toutes les règles du Jus ad bellum, et explique tranquillement au carnivore qu’il n’a commis envers lui aucun tort manifeste, grave et durable. Le souverain est un loup pour l’homme comme l’homme lui-même, et qu’il s’agisse de lutter contre des hommes, contre des loups ou d’autres formes du vivant. Il ‘survient’ écrit La Fontaine, et tous les discours juridiques retardent à peine le moment où il emportera sa proie au fond des bois, disparaissant aussi rapidement qu’il est arrivé. Le philosophe Jacques Derrida a développé dans son dernier séminaire, La Bête et le souverain, cette proximité de ce qui semble se situer à deux extrémités, l’homme au sommet du pouvoir (donc au-dessus des autres hommes) et l’animal. Partant de la fable de La Fontaine, il a montré à quel point la figure du loup dominait les attributs traditionnels de la souveraineté, et faisait de celui qui la détient un être situé à la fois dans le droit et hors du droit, donc de l’humanité elle-même. Il est allé très loin dans l’explication de la formule de Hobbes, ‘l’homme est un loup pour l’homme’ : car ce loup y apparaît bien plus cruel que ne le serait un loup pour les autres loups ou même pour les agneaux : il est d’emblée loup-humain, portant à une tout autre dimension tout ce qui est de l’ordre de la cruauté animale ; y compris dans sa cruauté avec le monde animal ou vivant.

Rajoutons alors quelque chose qui, me semble-t-il, passe souvent inaperçu dans la fable de La Fontaine. On reste presque aveuglé par cette première formule, ‘la raison du plus fort est toujours la meilleure’, La Fontaine ayant choisi de la mettre en premier, comme si cette morale n’était pas une morale, mais bien ce qui surgit avant toute morale et toute explication. On pense que le plus fort dans cette histoire est le loup. Mais il faut tout de même bien entendre que ce dernier ‘survient à jeun’, attiré par la faim, et pour cette raison ‘plein de rage’. Le droit qu’il se donne de manger l’agneau n’est donc pas que spécieux : car si l’agneau, en aval du ruisseau, n’a pas troublé son breuvage, si ce n’est pas non plus son frère, c’est ‘quelqu’un des tiens, dit le loup à l’agneau : car vous ne m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens.’ Il faut remettre cette phrase dans son contexte historique : une ordonnance du roi Henri IV de 1601, précisée par une somme d’autres textes s’étendant jusqu’à la date de l’écriture de la fable (1668) et au-delà, lance une immense chasse au loup : il s’agit alors à la fois de réglementer l’usage des armes à feu, en les plaçant sous le contrôle de chaque seigneur local, pour éviter les accidents mais aussi le risque de détournement de leur usage au profit des guerres civiles, et d’ ‘exterminer’ (ce sont les termes de l’époque) les animaux dits ‘nuisibles’. Le royaume comptait 30 000 loups au début du XVIIe siècle, la population sera totalement éradiquée au début du XXe siècle. Il faut donc aussi lire la fable selon la perspective du loup, voir l’agneau, donc aussi les bergers et les chiens comme un loup, affamé, traqué, situé dans un état précaire de survie face au monde domestique, économique et guerrier qui regroupe les agneaux, les bergers et son frère ennemi… le chien. Il n’est alors pas difficile de voir que le rapport de force est en train de s’inverser, au bénéfice de l’homme. Sans oublier que l’agneau était voué à rencontrer plus cruel que le loup, à savoir son berger lui-même, prêt également à l’égorger sans autre forme de procès ; sans oublier non plus que la forêt qui sert de refuge au loup sera bientôt elle-même vouée à disparaître, sauf exception – les bois aujourd’hui protégés comme celui de Vincennes et de Fontainebleau n’étant rien d’autre que les réserves de chasse des rois, vidées de leurs animaux sauvages…

Terminons alors ce que nous pouvons dire sur notre prétendue guerre contre notre prétendu ennemi ‘invisible’. Premièrement, l’invisibilité est avec la vitesse la caractéristique de toute guerre. On fait tout pour voir sans être vu, et en fin de compte, on ne voit rien. Il va de soi que les progrès technico-militaires (armes à feu, blindés, avions furtifs ou non, missiles, satellites, surveillance électronique) ont considérablement augmenté la possibilité de survenir brusquement pour gagner ce qui se nomme des ‘guerres-éclairs’, qui sont aussi des guerres où l’on ne voit rien. Gunther Anders l’a remarqué : l’extermination massive que permet une bombe atomique tombant sur une ville est indissociable d’un déficit de perception depuis la hauteur et la vitesse du bombardier : le pilote qui lâche la bombe ne voit absolument rien de la population urbaine, rien de vivant, la ville lui apparaît comme déjà minéralisée, déjà entièrement déserte : plus déserte encore qu’une ville de confinés. Par une sorte de pré-vision négative, elle lui apparaît comme déjà détruite, et donc entièrement destructible.

Deuxièmement, il n’y a pas de guerre juste, et la guerre est donc toujours autre chose qu’une ‘vraie’ guerre : sa déclaration est toujours ‘spécieuse’, la guerre se déroulant toujours d’une autre manière, contre un ennemi ou selon des moyens non déclarés et non manifestes (invisibles). Le seul but de la déclaration est de souder la population derrière son souverain, et non de se manifester comme ennemi ou de manifester l’ennemi.

Troisièmement, toutes les caractéristiques de la guerre injuste se retrouvent dans la guerre des humains contre les vivants non-humains. Non seulement les guerres du XXe siècle ont généralisé un racisme qui est aussi un zoologisme, l’ennemi étant considéré non comme un humain à respecter mais comme un rat, une vermine, un microbe, etc. Mais réciproquement, les moyens militaires sont utilisés contre la nature et contre les animaux, aussi bien que contre le monde microbiotique. Parfois, toutes ces guerres se mêlent. Dans un ouvrage intitulé justement L’Ennemi invisible, un historien de la mortalité, Sofiane Bouhdiba, a justement montré qu’il fallait voir plus loin que les chroniques valorisant les chocs des héros et des armées pour comprendre les guerres du Moyen Age : car les acteurs décisifs du combat sont bien souvent les famines et les épidémies ; ce sont elles qui tuent le plus de soldats. N’oublions pas non plus que la ‘conquête’ des Amériques a reposé sur la destruction de 90? la population amérindienne par les virus importés involontairement par les Occidentaux. Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que la lutte contre les virus soit elle-même présentée souverainement comme une guerre.

Quatrièmement, si le pouvoir souverain n’est tel qu’en désignant et en identifiant son ennemi comme ennemi, la vraie lutte démocratique se déroule sur un autre plan, et n’a que des adversaires. Il est en fait injuste, illégitime, non vis-à-vis d’un virus qui n’en a que faire, mais vis-à-vis des citoyen.ne.s eux-mêmes, de déclarer la guerre contre une épidémie. C’est encore moins que toutes les guerres injustes une vraie guerre : c’est bien plutôt une lutte, celle des médecins, des malades, de ceux qui s’efforcent de rester confinés. En clamant la ‘mobilisation générale’, le pouvoir souverain ne fait que cumuler les risques de la mobilisation, qui n’est jamais suffisamment préparé contre l’imprévisibilité de l’ennemi, et le risque des arguments ‘spécieux’. Elle veut souder un peuple derrière elle, rappeler qu’elle se situe toujours en amont du ruisseau, précisément au moment où il faudrait faire la différence, sans hiérarchie entre tous ceux qui sont devant : les premiers à se battre, scientifiques et malades, et les premiers exposés, tous ceux qui n’ont pas de vrais abris, de vrais logements, non seulement ici mais dans le monde.

La science n’est jamais en guerre avec son objet

Ainsi la victoire appartient à ceux qui ne présentent pas la lutte comme une guerre, qui ne visent pas la victoire. Ce sont les scientifiques d’abord, dans le contexte d’une lutte contre l’épidémie. Car malgré l’immense usage que l’on peut faire de la science pour la guerre, la science en tant que telle n’est jamais en guerre avec son objet : elle n’a pas besoin d’amour et de haine, il lui faut simplement comprendre. Et ce qu’elle comprend également, comme nous l’avons dit dans un texte précédent, c’est que les virus, d’une manière plurielle et générale, pas plus qu’une espèce vivante, ne peuvent et ne doivent pas être exterminés : non parce que ce serait injuste selon les droits de la guerre ; mais parce qu’ils soutiennent d’une manière invisible la biodiversité, la circulation génétique qui fait la vie, tout comme les bactéries sont indispensables aux organismes. Il y a certes une lutte entre espèces, mais finalement pas de droit du plus fort dans la nature : car chaque force, si elle anéantit son adversaire, se retrouve en position de faiblesse ou d’anéantissement. C’est ainsi que l’on s’est aperçu après l’extermination des loups en France qu’ils étaient indispensables à la régulation biologique de la forêt, et évitait la prolifération d’autres ‘nuisibles’.

Ensuite, sont aussi victorieux sans victoire tous ceux qui ne se laissent pas innocemment bernés par les arguments spécieux du pouvoir souverain, lequel, faut-il le rappeler, n’a rien d’intrinsèquement démocratique : tous ceux qui critiquent la souveraineté au nom d’une compréhension plus juste et plus englobante des relations entre humains et entre humains et non-humains. Telle est aussi actuellement la place de la philosophie : disons bien actuellement. Car si la philosophie a longtemps reposé sur l’amitié, la philia grecque qui est censé habiter aussi les participants du dialogue socratique ou platonicien, elle a aussi longtemps pris parti pour la souveraineté, donc aussi pour la désignation et l’identification de l’ennemi. Il est alors revenu à un juriste, Carl Schmitt, d’y voir l’essence du politique. Mais seulement, les philosophes, c’est-à-dire aussi nous tous, devons toujours essayer de saisir le sens de l’essentiel, au-delà de l’essence, et au-delà de ce qui se manifeste en majesté. Vers une justice selon laquelle toute guerre est injuste, alors qu’il y a encore des luttes à mener ; aujourd’hui même bien sûr. »

Extrait du magazine "CaMinterresse", 16 Avril 2020.

Commencer à faire des rencontres ?
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Ancien membre
18/04/2020 à 11:39

oulah pavé pire que les miens ^^

Un virus n'est pas un ennemi, il n'a aucune intention malveillante, mais est une espèce concurrente, parasite, qui aurait même précédé Sapiens et pourrait lui survivre.

Pour survivre ce virus précis un peu trop gourmand devra s'adapter pour être supportable ou disparaitre, comme nous devons nous adapter à lui en attendant.

La réthorique guerrière visait sans doute à rassembler derrière un effort commun.

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Ancien membre
18/04/2020 à 11:51

oui bien résumé Lindos sur la guéguerre biologique que la vie utilise pour nous faire participer naturellement à son évolution, seulement parfois il se peut que s'échappe une souche virale modifiée scientifiquement, ce qui déplace la notion de rapport de force dans un autre domaine de réactivité et de responsabilisation, le présent virus n'est certainement pas de cette origine, mais les armes bactériologiques existent et ne sont légales que dans leur non-usage ! cherchez l'erreur !

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Ancien membre
19/04/2020 à 13:46

Scusies à tous , je n'ai pas encore lu avant - je me fie au titre "où est l'ennemi" ?

Je suis choquée , je viens de voir passer une pub pour un organisme d'assurance :

"vous les bien-portants , vous pouvez vous considérer comme immunisés : nous vous offrons une adhésion gratuite jusqu'à cet été" ...

Soit j'ai des hallucinations , soit on nous prend vraiment pour des cons jusqu'à la trame .

Je suis peut être hors sujet sur le thème philosophique , moins sur l'ennemi à long terme et très identifiable : le système actuel qui refuse lui aussi de mourir^^

Bref aperçu des biais susceptibles de malmener une Démocratie :

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Ancien membre
19/04/2020 à 13:50

Considérons que la pub était de la provocation ... d'un goût douteux.

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Ancien membre
19/04/2020 à 13:55

Provocation , j'en doute Jstophe ... (edit au dessus)

Pas grand chose n'a évolué depuis le début de cette pandémie et ce confinement - pourtant , chacun tire la couverture à soi ou des plans sur la comète : comme si déjà de rien n'était^^

L'économie s'affole , gardons la tête froide :)

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Ancien membre
19/04/2020 à 13:59

Alors j'ai mal compris, je me suis trompé. Excuse-moi.

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Ancien membre
19/04/2020 à 14:35

Citation de SuzanneTD #330202

Au début de l'épidémie j'ai vu passer des pub de services funéraires vantant auprès de personnes âgées les mérites des garanties obsèques. On ne les entend plus depuis que leur carnet de commande est tellement plein qu’ils n'arrivent plus a assurer.

On pourrait citer aussi ces publicités commercialement très agressives pour perdre des kg, à géométries variables selon les circonstances, qui vantent actuellement les livraisons à domiciles depuis que les gens ont peur de sortir acheter de quoi survivre, ou leurs produits s'ils se sentent trop gros (circonstance parfaite depuis qu'on sait que les gens en surpoids sont surexposés).

Mais on pourrait citer aussi les publicitaires qui soutiennent des media en commandant des espaces publicitaires devenus inutiles.

Pendant les crises les affaires continuent, chez les humains tout est prétexte pour qu'il y ait des gagnants et des perdants. De temps en temps des régimes politiques soutenus par une majorité de perdants changent autoritairement les règles, ce qui fait pleurnicher les gagnants devenus brusquement perdants. Avant que les gens se lassent.

On ne refera pas les humains. Cette crise sanitaire doublée d'une crise économique, et probablement amplifiée par la crise climatique, va certainement avoir un impact sur nos habitudes précédentes. Mais je ne vois pas en quoi elle pourrait changer les humains, cela fait des milliers d'années que cela se passe ainsi, pour ne pas dire des dizaines ou centaines de milliers d'années parce ces cultures orales n'ont pas laissé beaucoup d'archives.

Commencer à faire des rencontres ?
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Ancien membre
20/04/2020 à 11:43

Évidemment votre position serait acceptable Lindos si nous admettons que "l’évolution" et le « progrès » sont alignés dans la même direction, mais personnellement ma compréhension de l’une et de l’autre est bien différent, car il est notable que certaines actions humaines et en amont certaines conceptions de la « nature humaine », ont détourné l’humanité de sa finalité naturelle et l’ont conduite dans une impasse d’illogismes et de d’auto-destructions…

La somme de connaissances qui en théorie avait pour but de nous rendre heureux et de parfaire les « déficiences » de la nature nous a placé dans une relativisation de la vie pour ne rechercher qu’une extension efficiente de nos « avoirs »: maîtrises techniques, propriétés, puissances de réalisations, domination du milieu de vie naturel, ambition de mondialisation, super-contôles scientifiques etc…

La liste est longue et chacun pourrait en ajouter à sa convenance si tant est qu’une pointe de lucidité soit de nouveau en acte dans la conscience du réel, alors en effet comme Suzanne le dit, l’optimisme est bien le premier pas pour retrouver cette clarté de vision de l’avenir…

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Ancien membre
20/04/2020 à 13:50

Citation de Zeugma #330311

J’ai du mal à croire à une finalité naturelle de l’humanité, la plupart des nombreux hominidés y compris du genre Homo ont disparus parce qu’ils étaient inadaptés à leur environnement évolutif : naissance nue, très longue juvénilité, et long apprentissage. Outre la socialisation qu’on retrouve chez les animaux, les Sapiens ne sont rien sans leurs outils, et la transmission du savoir pour les fabriquer et utiliser. Très tot ils ont été contraints d’être solidaires à l’intérieur d’un périmètre de survie, et concurrents, alliés ou commerçants au-delà.

La période actuelle tout-à-fait exceptionnelle est on ne peut plus humaine, dans ce qu’elle a de solidaire pour assurer son éthique de groupe (la survie de ses seniors à qui elle doit la vie et transmissions, mais cela aurait été aussi bien celle des enfants si un germe s’était attaqué à ce qu’ils ont de plus vulnérable et de plus cher), et ce qu’elle a de concurrentielle pour exploiter l’affaiblissement de ses concurrents ou ennemis (ou les accuser d’être à l’origine de leur propres malheurs si leur situation est plus favorable).

Je ne crois pas à la grandeur de leur « nature », ils fonctionnent comme n’importe quel parasite ou prédateur ^^

Ceci étant, les humains les plus clairvoyants ont raison de mettre en garde leurs congénères sur leurs rêves de puissance, de richesse artificielle, et de grandeur, notamment depuis les philosophes et ultimes croyances de l’antiquité. Les humains finissent toujours par rencontrer plus virulents qu’eux, mourir en abandonnant leur richesse, constater la ruine de leurs tours de Babel, ou se brûler les ailes en voulant atteindre les étoiles. Leur vraie « nature », fortuite, c’est apparemment cela ^^

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Ancien membre
20/04/2020 à 14:19

Cher Lindos il n’est pas ici question de croire ou pas mais de raisonnablement se rendre à ‘évidence d’une déroute que vous édulcorez en rassemblant dans la même conception de l’évolution deux notions ayant toujours été sources de contrariétés au cours de l’histoire humaine, mais qui aujourd’hui nous découvre des points oppositionnels irréductibles et sans doute irréversibles entre nos actions communautaires et le substratum naturel qui nous est indispensable pour rester en vie…

C’est pourquoi en désignant la solidarité comme le réactif de notre atavisme pouvant et devant nous mettre en tête de liste de toutes les espèces vivantes sur cette planète, vous risquez de donner de l’eau au moulin de celles et ceux qui on besoin d’une justification théorique pour faire de ce monde le reflet de leurs imaginaires égocentriques…

ce qui serait dommage, car je vous sais plus aimant et respectueux qu’eux en bien des domaines, puisque pour finir votre post vous ouvrez une autre notion intéressante, sur une éventuelle correspondance entre la finalité des personnes qui cherchent la sagesse gratuite et celles qui peaufinent des projets de maîtrise de la matière sous couvert de progrès…

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